Article paru en juin 2015 republié dans le Mosaïque de décembre 2016.
Les filles de Celofehad (Nb 27, 1-11)
Voici des femmes dont l’histoire a retenu le nom : elles s’appellent Mahla, Noa, Hogla, Milka et Thirsa… Ce sont cinq sœurs. Elles font partie de la deuxième génération qui suit Moïse dans le désert… Des années de désert. Des années entre la libé- ration d’Égypte et l’entrée en terre de Canaan. Des années de chemin pour ce peuple de passage… Et c’est bien de passage, de transmission, qu’il est question dans cette histoire : transmission d’un héritage. La racine « abar » qui donne le verbe « faire passer », sous-entend une idée de transmission de patrimoine, mais est aussi la racine du nom du peuple, « hébreu », car le peuple était formé de nomades ; peuple voyageur, peuple de passage et de traversée. Le livre des Nombres, sans doute le dernier du pentateuque à avoir été écrit, pendant ou après l’exil à Babylone, rend compte, avec l’évocation de ce temps de désert, de la subtile question de la transmission, et des lois qui doivent la régir. Il y a donc un héritage à transmettre : ce que nous avons reçu de Dieu. Ce passage biblique illustre une situation où tout le monde n’est jamais égal devant le droit de transmettre. Dans le système patriarcal, les femmes en sont exclues. Mais n’y-a-t-il pas dans nombre de systèmes sociaux des personnes qui restent exclues du droit de transmettre, des personnes écartées de l’héritage commun si fort que soit leur désir de fidélité à ce qui a été donné, si ardent leur désir de le passer aux générations suivantes ? Un groupe qui est menacé d’être privé du plein exercice de ce qu’il désire, de ce à quoi il se sent appelé : transmettre, donner à son tour ce qu’on a reçu, ce qui fait vivre : une terre, un nom, une parole, ou la Parole. Il y a une tribu, un groupe dont l’histoire risque d’être retranchée de l’ensemble de la communauté. Ici, ce groupe, ce sont ces femmes : Mahla, Noa, Hogla, Milka et Thirsa, les filles de Celofehad. Leur père est mort, sans fils, il n’y a qu’elles, les filles. La cause est entendue : les femmes ne peuvent pas entrer dans la chaîne de transmission d’un héritage. Et pas n’importe quel héritage : il s’agit de lier son nom à une part de la terre promise par Dieu, la terre dont Dieu affirme (Lev 25,23) qu’elle n’appartient à nul autre qu’à Lui. Le nom de leur clan se perdra, il sera retranché, mis à l’écart du peuple, et donc mis à l’écart de Dieu. Elles rejoindront la grande cohorte des anonymes, avec toutes celles et ceux dont on a décidé qu’ils n’ont rien à apporter aux générations présentes et futures. Rien ne peut être reçu de ceux-là : ni leur nom, ni leur témoignage, ni leurs talents, ni leur travail, ni leur service. Mais c’est normal, pense le peuple. Rien de personnel, rien contre elles, voyez-vous… Le problème n’est pas ce qu’elles ont fait (elles n’ont rien fait), ni ce que leur père a fait (le texte insiste là-dessus), le problème, c’est ce qu’elles sont et peuvent difficilement faire semblant qu’elles ne sont pas : des femmes, en l’occurrence. Et les femmes n’héritent pas. C’est comme ça, c’est la Loi. Tout le monde ne peut pas transmettre. Peut-être que tout le monde n’en est pas digne, que tout le monde n’est pas assez bien pour ça ? Ou peut-être, tout simplement, que c’est la volonté de Dieu. Tout juste avant, au chapitre 26, Dieu demande à Moïse de faire un recensement en vue du partage de la terre promise. Le partage doit être équitable : la terre sera distribuée proportionnellement au nombre des membres des tribus d’Israël, ces douze tribus (composées de clans, de familles) qui descendent de l’un des douze fi ls de Jacob (1R 18,31). Mais dans la généalogie, comme dans le recensement, seuls interviennent les hommes. Alors, puisque le défunt Celofehad n’a pas eu de fi ls, son clan ne peut plus hériter. Ce sont les lois d’Israël, mais il n’y a rien de bien exceptionnel là-dedans : dans tous les peuples environnants, la même exclusion des femmes est de rigueur. La seule différence entre Israël et les autres, c’est qu’Israël reconnaît avoir reçu ses lois de Celui qui est, YHWH, le Dieu libérateur qui a parlé à Moïse au buisson ardent. Le Dieu qui a un nom à transmettre, et qui le transmet en faisant alliance avec ce peuple-là. Ou alors seulement avec les hommes de ce peuple-là. En tout cas, c’est ce dont sont persuadés les hommes : les chefs claniques et religieux de la communauté, Eléazar le prêtre, et Moïse. Le problème, c’est qu’elles ne se laissent pas faire, Mahla, Noa, Hogla, Milka et Thirsa… Elles se lèvent, elles s’approchent de Moïse debout, devant toutes les autorités civiles et religieuses, à l’entrée de la Tente de la rencontre, là où Dieu vient parler à l’humanité, et elles disent :
Notre père est mort dans le désert, comme les autres pères de sa génération. Nos cousins, mâles, hériteront de leurs pères et l’héritage sera transmis, mais nous, nous n’hériterons pas, et l’héritage ne sera pas transmis. Le nom de notre père sera retranché de son clan. Pourquoi? »
En se tenant aussi près de la tente de la Rencontre, où seul Moïse pouvait rencontrer Dieu, elles prennent une position audacieuse, mais sans aucune violence. Tout au plus font-elles preuve d’une remarquable solidarité dans l’action: elles agissent ensemble. Elles ne se révoltent même pas. Elles posent avec respect une question portée par une exigence de justice. Mais leur préoccupation première n’est pas qu’on ne les traite pas injustement, elles. Car ce qu’elles demandent, elles ne le demandent pas pour elles, non ; elles demandent le droit de transmettre parce que ce qu’il y a à transmettre est beau et bien : Celofehad, le nom de leur père, représente une part entière de l’héritage du peuple de Dieu. On imagine Moïse un peu gêné aux entournures devant l’insistance de ces femmes fortes, belles, debout, indignées et dignes. Va-t-il convoquer tous les chefs de clan ? Va-t-il organiser une assemblée synodale pour voir s’il faut accéder à la demande saugrenue de celles qui veulent avoir leur parole et leur place dans le peuple vivant qui transmet l’héritage de Dieu ? Faut-il changer la loi pour donner une place à ces femmes dans la grande histoire de la transmission ? Peut-on changer la loi qui vient de Dieu ? On en entend déjà qui murmurent, de toute bonne foi, dans les derniers rangs : « Estce que Dieu change d’avis ? Nous perdons notre temps. Qu’elles se résignent et nous serons tranquilles.» Alors, Moïse se tourne vers Dieu, et porte la question devant Dieu. Et Dieu répond à Moïse. Il reconnaît que ces femmes parlent « juste », droit, exact, vrai. Ce qui est parfois traduit par « elles ont raison ». En deux mots, devant leur « parler vrai », Il reconnaît qu’elles ont leur place. Dieu déclare alors qu’on doit donner aux fi lles de Celofehad ce qu’elles demandent. Mais il ne s’agit pas seulement de faire plaisir à quelques personnes, il s’agit de lever complètement l’injustice. Le cas particulier de ces quelques femmes sera l’occasion d’une loi générale pour tout le peuple. Nous croyons parfois que les lois de Dieu sont immuables. Mais ici, n’est-ce pas Dieu lui-même, qui, en reconnaissant que la demande de ces femmes est légitime, nous montre qu’une loi peut parfois, et parfois doit, changer ? Dieu donne ainsi à voir toute la puissance de son nom d’Être : Dieu qui est, non pas immuable, mais Dieu en mouvement d’être constant, mouvement de justice et de générosité, de vie, d’élargissement, d’ouverture, d’inclusion plutôt que de rejet. Ému par la demande des femmes au désert comme Jésus le sera plus tard par la supplique d’une Cananéenne. Ému, en mouvement, mobilisateur. La transmission de ce qui est juste et bon est au bénéfi ce de ce mouvement de Dieu.
Pasteure Françoise NIMAL
Références utilisées :
Thomas RÖMER, « Nombres », in : J.-D. MACCHI, C. NIHAN, éd., Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 198-209.
Florence COUPRIE, « Nombres 27,1- 11 : Qui peut hériter, transmettre ? », in Lire et Dire n° 104, pp. 3-13.